Qualité de l'éducation et croissance en Communauté française de Belgique
Face à l'unanimité entourant les effets microéconomiques de l'éducation, incluant meilleur salaire et meilleure chance d'obtenir un emploi, le monde politique pourrait être tenté de conclure qu'il suffit d'accroître l'investissement éducatif pour générer de la croissance. Or, ce n'est apparemment pas si simple. Ceux qui ont analysé de près la corrélation entre croissance du PNB par habitant et niveau d'éducation ont bien de la peine à obtenir des résultats solides et convergents. Le lien entre éducation et croissance est loin d'être automatique. L'éducation ne se décrète pas. D'après William Easterly, pour obtenir un effet sur la croissance, il est essentiel de développer les bons mécanismes incitatifs auprès des acteurs de l'éducation : les élèves, les enseignants, et les parents. C'est seulement sous cette condition qu'une politique d'expansion de l'éducation pourra avoir les effets espérés. Comme exemple de mécanisme incitatif, on peut citer le fait que l'éducation acquise soit effectivement valorisable sur le marché du travail, ou que les écoles soient évaluées pour leur performance par rapport au milieu social dans lequel elles travaillent.
Un objectif administratif comme celui d'atteindre tel taux de fréquentation scolaire (pour un pays en développement), ou tel taux de redoublement (pour un pays développé), ne crée pas en soi les conditions menant à investir dans ce qui va générer de la croissance. Par contre, dans une société où l'incitation à investir dans le futur est présente, les élèves seront motivés à apprendre, les enseignants feront face à une demande d'un enseignement de qualité, et les parents s'impliqueront dans le processus. Avoir intérêt à investir dans le futur... tout un programme.
Easterly s'est particulièrement intéressé au cas de l'Afrique dans la seconde moitié du vingtième siècle, car elle a fourni un effort d'éducation important dès 1960 mais n'a pas obtenu le succès macroéconomique espéré. Comparant Afrique et Asie, il montre que le continent ayant connu la plus forte augmentation de son capital humain, l'Afrique, a connu la croissance la plus faible. Il estime que ceci illustre parfaitement qu'il ne suffit pas d'envoyer les enfants à l'école pour accumuler du capital humain, encore faut-il que les incitants mentionnés plus hauts soient présents, ou, en d'autres termes, que l'éducation soit pertinente et de qualité.
La discussion sur les mécanismes incitatifs mène directement à la question de la qualité de l'éducation. La littérature récente sur le lien entre éducation et croissance incorpore depuis quelques années une telle notion, mesurée par les scores obtenus aux tests internationaux en mathématiques et en sciences, comme les tests de l'OCDE PISA. La corrélation entre ces mesures de qualité du capital humain et la croissance est positive, forte, et robuste (c'est-à-dire qu'elle résiste à des changements d'hypothèses et de méthodologie). De nombreuses autres études ont vu le jour pour consacrer la solidité de ce résultat. Cette corrélation peut-elle être interprétée comme une causalité ? Les analyses d'antériorité semblent indiquer que les améliorations de scores anticipent les améliorations de la croissance.
Il y a également lieu de noter que la relation entre qualité de l'éducation et croissance mis en lumière par la littérature est quantitativement fort : avoir le niveau de qualité de la Finlande plutôt que celui de la moyenne de l'OCDE procure un avantage de croissance de 0,87% chaque année. Cumulé sur quelques années, l'écart de niveau de vie généré par ce différentiel de croissance devient rapidement impressionnant. Le coût d'un système éducatif de mauvaise qualité devient donc très vite exorbitant.
Le mécanisme par lequel la qualité de l'éducation affecterait la croissance passe, selon cette littérature, par les capacités cognitives de la population (c'est pour cela que l'accent est mis sur les compétences en mathématiques), qui lui permettent de mieux s'adapter et innover. La relation est sans doute conditionnelle au fonctionnement du marché du travail, à la mobilité inter-sectorielle et géographique de la main d'œuvre, à l'adéquation entre les formations et les besoins de l'économie, etc.
Lorsque les résultats des tests PISA sont communiqués tous les trois ans, la déception est grande dans certains pays ou communautés, dont notre Communauté française de Belgique. Ceux-ci n'augurent rien de bon quant à la capacité de cette communauté à rattraper son retard de développement, notamment par rapport à la Flandre. En principe, la Communauté française étant plus pauvre, elle devrait croître plus vite et rattraper son retard vis-à-vis de la Flandre. Les études sur la convergence entre régions prédiraient un surcroît de croissance de l'ordre de 1 % par an (calculé à partir de l'étude de l'OCDE, équation p. 15). Toutefois, cet avantage est perdu du fait de la mauvaise qualité de l'enseignement : comme un gain de 100 points PISA augmenterait la croissance de 1,74 % par an, l'écart existant de 60 points entre Flandre et Communauté française pénalise le sud de pays d'environ 1 % de croissance par an, empêchant tout rattrapage.
Plutôt que d'adopter une politique du déni, qui consiste à avancer que ces tests internationaux ne prennent pas en compte les spécificités du pays, ou ont été pensés par une logique (anglo-saxonne) qui n'est pas la nôtre, il y a lieu de les voir comme une mesure de notre retard par rapport à une bonne partie du monde développé et émergent, qui va se traduire à terme par un retard de développement très significatif. La comparabilité entre pays de ces tests doit permettre d'évaluer l'ampleur de la tâche à accomplir afin de ne pas être définitivement relégué dans le monde globalisé de demain.
La Communauté française ne manque pas de décrets réorganisant l'enseignement primaire et secondaire et déterminant son objectif. Le message développé par Easterly s'appliquerait-il à la communauté française ? Si les incitants à investir dans le futur ne sont pas présents, les politiques éducatives décrétales sont vaines.
Le lien entre politique éducative et résultats est complexe. Il y a lieu de réfléchir aux incitants individuels qui affectent les intervenants du monde éducatif. D'après notre étude, le rendement privé de l'éducation est élevé dans notre pays, surtout en sa capacité à fournir un emploi; on peut donc penser que les élèves et leurs parents ont les motivations suffisantes pour s'investir dans la formation. Ceci est-il vrai dans toutes nos régions, dans toutes les filières ? Les écoles ont-elles les bons incitants pour fournir un enseignement de qualité au plus grand nombre ? Leur performance en termes d'efficacité et d'équité est-elle valorisée correctement ? Quelles sont les raisons qui poussent les jeunes à choisir une formation et une carrière d'enseignant ? L'enseignant lui-même reçoit-il les bons incitants ? Je ne dispose pas des réponses à ces questions, mais il faudrait, je pense, s'y intéresser de plus près.
Si les mécanismes incitatifs sont des facteurs clefs de la qualité de l'enseignement, on peut aussi vouloir chercher à identifier les différences sur ce plan entre les Communautés flamande et française : en termes du rôle de l'inspection scolaire et du message qu'elle véhicule; en termes de valeurs promues par les écoles normales; en termes d'adéquation et d'importance des contraintes et entraves règlementaires pesant sur les écoles; et finalement, en termes de conception de la justice scolaire elle-même comme incluant ou non une dose de responsabilité en sus de l'égalité des chances.