La réforme des pensions : en finir avec le consensus du coucou
En 1930, John Maynard Keynes écrivait : «Nos petits-enfants n’auront pas assez de travail. Ils vont devoir se répartir au maximum le travail disponible. Instaurer des semaines de 15 heures avec postes de trois heures par jour permettra de résoudre le problème. Travailler trois heures par jour sera amplement suffisant».
C’est la thèse centrale qui à mon sens sous-tend le récent manifeste des 30 experts (Le Soir et De Morgen 30 juin 2015) contre la pension à 67 ans. On y retrouve en effet explicitement cette référence au partage du travail et aux gains de productivité. Il y a selon eux une réserve de (jeunes) chômeurs qui risque de rester sur le carreau si l’on reporte l’âge de la pension à 67 ans. Selon «leurs estimations» reporter l’âge effectif de retraite de deux ans impliquerait 300.000 postes de travail en moins pour les chômeurs. C’est un argument qui mérite une réponse si l’on souhaite ouvrir un véritable débat démocratique autour de la réforme des pensions.
Ma réponse sera liée à la démographie et au marché du travail. En effet la fronde contre la pension à 67 ans est menée notamment par le professeur Patrick Deboosere qui est un démographe de l’ULB et le professeur Mateo Alaluf qui est un sociologue spécialiste du marché du travail à l’ULB.
Sur le plan démographique, la Belgique connaît depuis dix ans un renversement historique. Pour la première fois dans son histoire (en période de paix), la population entre 10 et 25 ans est inférieure à la population entre 50 et 65 ans. Cela signifie que la relève démographique est insuffisante sur le marché du travail pour combler les départs à la pension au cours des prochaines années. En 2014 ce déficit démographique est de 275.000 unités et le déficit va continuer à se creuser. L’Allemagne souffre du même déséquilibre : l’agence de statistique allemande a estimé dans un rapport qu’une migration annuelle nette de 200.000 personnes jusqu’en 2060 ne suffirait pas à empêcher le déclin de la population. Keynes n’avait probablement pas vu venir ce spectre du déclin démographique en partie associé à la croissance de la productivité. C’est en fait un démographe français Alfred Sauvy qui le premier a mis en garde contre ce déclin, et Paul Samuelson le père fondateur du système de répartition qui avait le premier déclaré que son système ne fonctionnait que si la population était croissante. Le renouvellement démographique est aujourd’hui en pleine action avec un taux de 83 % d’emplois de remplacement (part des recrutements liée au départ à la retraite), contre 17 % de nouveaux emplois (part des recrutements liée à des créations d’emploi nettes). Compte tenu des primes à l’ancienneté, ce renouvellement démographique a pour effet immédiat de réduire les coûts pour les employeurs du secteur privé comme du secteur public. Le véritable défi n’est donc pas celui de la pénurie d’emplois pour les jeunes, mais celui des pénuries de main d’œuvre à venir compte tenu de l’insuffisance de la relève démographique. Face à cela on peut parier sur une arrivée massive de migrants. C’est ce que la Commission européenne semble suggérer dans ses estimations du coût du vieillissement avec une augmentation de la population belge de 11 millions en 2015 à 15 millions en 2050.
Sur le plan du marché du travail, les auteurs du manifeste ont certainement mis le doigt sur le point le plus sensible de la réforme des pensions en Belgique, à savoir qu’une augmentation de l’âge de la pension (légale ou anticipée) n’est pas une garantie d’un allongement de la durée de carrière. Le rapport de la Commission Pension de juin 2014 ne disait rien d’autre. Il considérait même qu’une politique active de l’emploi en fin de carrière était une condition indispensable à la réforme des pensions (voir partie IV, pages 180-184). C’est donc sur ce point que je souhaite faire part d’un constat d’échec implacable.
Entre 2009 et 2014, 353.184 personnes de 50 ans et plus ont quitté le marché du travail bien avant l’âge légal de 65 ans. Parmi la cohorte des 55-59 ans en 2009 qui est passée à 60-64 ans en 2014, 68 % ont quitté le marché du travail. Chez les enseignants (enseignement obligatoire) le taux de sortie anticipée monte à 80 %. Cela se passe en dépit du pacte des générations et de la Réforme des pensions Di Rupo qui durcit les conditions de pension anticipée et de prépension. Où vont les personnes qui quittent prématurément le marché du travail ? Les prépensions ont fortement baissé chez les plus de 55 ans mais nombre d’entre eux basculent vers l’assurance maladie ou l’invalidité. Entre 2009 et 2013, on dénombre une augmentation de 17 % du nombre de personnes qui ont bénéficié d’allocation maladie et une augmentation de 22 % du nombre de personnes en incapacité d’exercer une activité professionnelle pour raison médicale.
Quelle conclusion tirer de ce constat d’échec des fins de carrières ? Comme le suggère le manifeste, travailler plus longtemps c’est une affaire de choix. On ne gouverne plus au 21ème siècle par la force : il faut inciter les gens à travailler plus longtemps et les employeurs à les maintenir à l’emploi plus longtemps. L’avis complémentaire de la Commission Pension remis en Avril 2015 sur les métiers pénibles et la pension progressive ne dit rien d’autre. Il faut introduire une flexibilité réelle dans notre système de pension. Le blocage actuel reflète l’intérêt commun des syndicats et employeurs à maintenir le système des départs anticipés, pour les premiers au nom des droits acquis et pour les seconds au nom de la compétitivité. Cette pratique des départs anticipés n’est pas une nouveauté, mais est, au contraire, une constante des politiques gouvernementales depuis la crise économique du début des années 70. Depuis cette époque, la montée du chômage, et en particulier celui des jeunes, a créé un consensus autour des départs anticipés. C’est l’étonnante stratégie du Coucou des gouvernements belges en matière de lutte contre le chômage. Depuis quatre décennies, force est de constater que cela n’a pas fonctionné... et beaucoup pourtant continuent encore à y croire.
Il faut arrêter de recourir aux départs anticipés. En revanche, il faut de toute urgence permettre aux gens de ralentir leur activité si l’on souhaite qu’ils travaillent plus longtemps. Reporter unilatéralement l’âge légal à 67 ans risque de décourager les gens. On ne peut pas courir un marathon à la vitesse d’un sprint. J'attire à ce sujet l’attention sur un élément important : les infirmières et médecins ont un métier aussi pénible que les enseignants. Pourtant le taux de sortie anticipée des enseignants est de 80 % contre 57 % dans le secteur des soins de santé qui a mis en place un système autofinancé (via le plan tandem) de réduction du temps de travail en fin de carrière avec obligation de remplacement par des jeunes. Voilà une piste qui mérite toute notre attention. C’est bien évidemment une question à évaluer empiriquement de savoir si la réduction du temps de travail en fin de carrière permet un allongement effectif des carrières. A ce sujet, une étude empirique récente sur base de données allemandes confirme un effet favorable, en particulier en période de chômage élevé, d’une réduction du temps de travail en fin de carrière, à condition d’inciter financièrement les firmes au remplacement par des jeunes.
Mon but dans cette note est de contribuer à redresser quelques idées reçues en matière de pension et de faire ainsi progresser le débat public sur la réforme des pensions. Pour paraphraser un démographe célèbre : «Bien informés, les hommes sont des citoyens; mal informés ils deviennent des sujets» (A. Sauvy, Le Pouvoir et l’Opinion, 1949, Paris).
On en parle dans la presse...
- Une partie de ce texte a été publiée sous forme de "carte banche" dans Le Soir du mercredi 1er juillet 2015.
- L'Echo, 8 juillet 2015, page 7 : Interview de Jean Hindriks sur la pension à 67 ans.
- La Libre, 8 juillet 2015, page 8 : Interview de Jean Hindriks sur les pensions.