La "taxe rose" : un genre de prix ou des prix de genre ?
Cela fait quelques jours que l'on parle en France d'une "taxe rose". Selon l'enquête d'un collectif, les femmes paieraient plus cher que les hommes pour une série de produits; le plus souvent, ces produits sont largement identiques si ce n'est qu'ils diffèrent par la couleur de leur emballage, le rose identifiant les produits destinés aux femmes. Le collectif cible particulièrement l'enseigne Monoprix, en pointant notamment des rasoirs jetables dont le prix à l'unité est de 0,36€ pour les femmes (1,80€ le sachet de 5) et de 0,17€ pour les hommes (1,72€ le sachet de 10). Une pétition rassemblant déjà quelque 20.000 signatures a amené Monoprix à répondre à ces accusations de «marketing sexiste» (appelé aussi «genré») : «Les références [de rasoirs jetables] pour les hommes présentent des volumes de vente largement supérieurs aux modèles pour femmes, permettant ainsi un prix d'achat inférieur. De plus, la composition du modèle femme induit un surcoût de fabrication.» De son côté, le gouvernement français (via son ministre de l'économie et sa secrétaire d'Etat aux droits des femmes) a annoncé avoir lancé une enquête sur le sujet.
Que faut-il penser de tout cela ? Un petit détour par la théorie économique devrait nous permettre d'y voir plus clair.
On est en présence de discrimination tarifaire. Comme je l'expliquais dans un Focus précédent , la discrimination tarifaire consiste à vendre le même produit (ou des versions légèrement différentes de celui-ci) à différents consommateurs à des prix nets différents. On entend par «prix nets» les prix affichés, déduction faite des coûts qu'encourt éventuellement le vendeur pour différencier les produits. Dans le cas présent, on peut sérieusement douter que le «surcoût de fabrication» qu'invoque Monoprix justifie une différence de 0,19€ à l'unité (et si les deux rasoirs sont largement identiques, les économies d'échelle dont parle Monoprix valent pour l'ensemble de la production et pas seulement pour le modèle pour hommes). Ce n'est donc pas une différence de coûts qui explique la différence de prix mais bien une différence de demande : si les femmes paient plus cher, c'est parce que Monoprix s'est rendu compte qu'elles étaient prêtes à payer plus cher que les hommes pour ce genre de produits. En segmentant le marché entre hommes et femmes, Monoprix peut donc fixer des prix qui sont plus proches de ce que les consommateurs sont prêts à payer, ce qui lui permet d'augmenter son profit. Monoprix reconnaît d'ailleurs pratiquer la discrimination tarifaire dans l'autre sens également : «(...) pour d'autres références, et pour les mêmes raisons, certaines références pour femme sont moins chères que leurs équivalents pour homme.»
Prix de groupe ou menu de prix ? Dans ce même Focus, je distinguais les prix de groupe (où la clientèle est segmentée en différents groupes sur base de caractéristiques observables et vérifiables, chaque groupe devant payer un prix différent pour le produit) des menus de prix (où toute la clientèle a accès à un ensemble de versions différentes du produit proposées à des prix différents). On pourrait penser qu'il s'agit ici plutôt d'un menu de prix : tous les rasoirs sont accessibles aux hommes comme aux femmes, et il ne faut pas présenter de pièce d'identité pour pouvoir acheter tel ou tel produit (à l'inverse de l'étudiant qui doit montrer sa carte d'étudiant pour bénéficier du prix réduit au cinéma). Mais, comme le souligne le Collectif Georgette Sand, les produits sont placés dans des rayons différents (ce qui rend difficile la comparaison des prix) et «le marketing genré qui enferme filles et garçons dans des codes couleurs» renforce la segmentation entre les deux groupes.
Possibilité d'arbitrage ? La discussion précédente n'est pas purement sémantique. Elle nous permet d'évaluer dans quelle mesure les consommateurs sont à même de déjouer la pratique tarifaire du vendeur en se livrant à ce qu'on appelle l'arbitrage. S'il s'agit de prix de groupe, l'arbitrage est 'physique' : il consiste à acheter le produit vendu au groupe qui paie le prix faible pour le revendre au groupe qui paie le prix élevé. Ce commerce parallèle, s'il est mené à large échelle, finira par égaliser les prix entre les deux groupes. S'il s'agit de menu de prix, l'arbitrage est 'personnel' : au lieu d'acheter la version du produit que le vendeur vous destine, vous décidez d'acheter la version destinée à l'autre groupe. A nouveau, si un nombre suffisant de consommateurs choisit de la sorte, le vendeur aura du mal à maintenir des prix différents. C'est plutôt ce second cas de figure qui s'applique ici. Si les femmes se mettent à acheter les rasoirs destinés aux hommes, la discrimination tarifaire ne sera plus possible. Mais comme indiqué ci-dessus, cela suppose que les femmes surmontent ce conditionnement culturel dans lequel elles baignent depuis toute petites et réalisent qu'un produit bleu est tout aussi efficace pour elles qu'un produit rose. Tout comme les hommes, pour les mêmes raisons mais pour d'autres produits, doivent se convaincre que le rose leur va aussi bien que le bleu.
Faut-il que l'Etat intervienne et impose un prix uniforme pour hommes et femmes ? La question est délicate. Il est clair qu'un prix uniforme plaira aux femmes (qui paieront moins cher) mais déplaira aux hommes (qui paieront plus cher) et à Monoprix (qui aurait appliqué de lui-même un prix uniforme s'il l'avait trouvé profitable). Répondre à cette question suppose donc que l'on soupèse les changements de bien-être des uns et des autres, ce qui est toujours un exercice hasardeux. En microéconomie, on retient le plus souvent un critère qui donne le même poids au bien-être de chacun. On définit donc le bien-être global comme la somme des niveaux de bien-être individuels (consommateurs des différents groupes et vendeur). Sur cette base, Aguirre, Cowan et Vickers (2010) étudient les conditions sous lesquelles le bien-être global est plus élevé quand un prix uniforme est imposé ou quand on laisse au vendeur la possibilité de fixer des prix différents. Les auteurs montrent que les deux cas de figure sont possibles, ce qui nous permet à tout le moins de conclure qu'une interdiction généralisée de la discrimination tarifaire serait excessive. Idéalement, la décision publique doit se faire produit par produit car, pour se prononcer, les auteurs montrent qu'il faut examiner les caractéristiques de la demande sur chaque segment de marché.
En résumé, la «taxe rose» semble bien correspondre à de la discrimination tarifaire : les vendeurs trouvent profitable de fixer des prix plus élevés pour les femmes parce qu'ils constatent qu'elles sont prêtes à payer plus que les hommes pour un même produit. Faut-il s'en émouvoir ? On serait tenté de dire non. Qui s'émeut du fait que les étudiants paient moins cher pour entrer au cinéma ou que les séniors paient moins cher pour voyager en train ? Mais dans ces deux cas, la disposition à payer moindre de ces deux groupes s'expliquent par des revenus moindres, ce que personne ne conteste. Dans le cas présent, la disposition à payer plus élevée des femmes est difficilement objectivable (elles gagnent en moyenne moins que les hommes, ne retirent sans doute pas plus de satisfaction à raser leurs poils que n'en retirent les hommes et ont accès à autant de techniques de rasage alternatives que les hommes). On peut alors se dire qu'il serait bon qu'une telle discrimination tarifaire disparaisse. Comment ? Imposer un prix uniforme est susceptible de faire plus de tort que de bien. La solution passe plutôt par une meilleure information des consommateurs pour qu'ils puissent faire leurs choix de manière éclairée, en se libérant des stéréotypes. J'espère que cette petite leçon d'économie y contribuera (et que vous ne l'avez trouvée ni rasoir ... ni jetable).